Lettre ouverte à Monsieur le Président de la République Française, à Monsieur le Ministre de la Culture et de la Communication, à Monsieur le Président de la Bibliothèque nationale de France et à Mesdames et Messieurs les députés européens

Permettez moi de porter à votre connaissance les dangers qui pèsent sur la réussite de la bibliothèque numérique européenne : le meilleur est à juste titre souhaité, mais le pire risque d'arriver, et de transformer ce projet en échec dramatique à cause des brevets logiciels. Mais vous avez les moyens d'éviter cela grâce à vos voix.

Une réaction rapide et exemplaire

En décembre 2004, la société américaine Google Inc. annonçait le lancement de son projet intitulé Google Print Library Project. Il doit proposer près de 15 millions de livres numérisés, issus de 5 bibliothèques anglo-saxonnes avec lesquelles un accord a été signé. Le Président de de la Bibliothèque nationale de France a fortement réagi le 22 janvier 2005 dans un article du quotidien Le Monde intitulé Quand Google défie l'Europe, appelant à une mobilisation française et européenne en réaction à cette approche de la connaissance.

Cet appel fut entendu, et le 16 mars 2005 le Président de la République reçut le Président de la Bibliothèque nationale de France et le Ministre de la culture et de la communication. Il en ressortit entre autres que dans le cadre du « vaste mouvement de numérisation des savoirs [...] engagé à travers le monde », « la France et l'Europe doivent y prendre une part déterminante ». Fin avril, c'était d'abord les bibliothèques nationales de 19 pays, puis 6 chefs d'État et de gouvernement européens qui appelèrent à leur tour à une coopération de l'Europe pour la création d'une bibliothèque numérique européenne.

Enfin, les 2 et 3 mai 2005 à Paris, dans le cadre des rencontres pour l'Europe de la Culture, Jean-Claude Juncker, Premier ministre luxembourgeois et alors président en exercice de l'Union, a apporté son soutien à l'initiative d'une bibliothèque numérique européenne. Viviane Reding, commissaire à la Culture, a annoncé que des fonds étaient alloués pour la numérisation et la mise en réseaux des archives. Ce projet européen était bien lancé.

Maintenant la mise en place concrète

Le projet de bibliothèque numérique européenne va donc pouvoir prendre forme. Que cela signifie-t-il ? Outre les importants volets financier et politique, il y a les aspects logistiques ou ceux liés aux choix des œuvres à numériser. Mais aussi, avec une importance cruciale, le domaine technique.

Les technologies de l'information et de la communication sont au cœur de ce projet : c'est grâce à elles que cette bibliothèque numérique diffusera le patrimoine européen. Les chantiers sont nombreux : analyse et expertise des solutions déjà utilisées dans les différentes bibliothèques ; définition du cahier des charges et, si besoin, création des outils nécessaires ; interconnexion et échanges entre les systèmes d'informations.

C'est un triptyque technologique qui sera mis en œuvre pour procéder à la numérisation et ensuite à la mise en ligne des documents : les logiciels nécessaires aux différentes étapes des opérations ; les formats adéquats pour afficher, trier, classer les données numérisées ; et les protocoles pour échanger et interconnecter les systèmes. Et ainsi permettre d'accéder à ce formidable patrimoine européen.

Mais de graves dangers menacent

Trois questions capitales se posent à propos de ces coulisses techniques. Elles peuvent, suivant les réponses apportées, réduire dramatiquement la portée de ce formidable projet.

Tout d'abord, la question des formats : les documents numérisés le seront-ils bien à des formats vraiment ouverts, c'est-à-dire dont les caractéristiques techniques seront entièrement maîtrisées par les bibliothèques nationales ? Les formats retenus, des documents numérisés comme de leurs métadonnées, ne doivent pas être liés aux décisions des entités privées qui les auraient en charge. Les protocoles utilisés relèvent du même questionnement de pérennité et d'indépendance.

Ensuite la question des logiciels : qu'il s'agisse de reconnaissance de caractères, de recherche, de stockage ou des nombreux autres de la longue chaîne de traitement, les logiciels seront-ils bien tous maîtrisés de manière indépendante par les bibliothèques nationales ? Les outils servant aux traitements des données ne peuvent subir les aléas économiques de leurs auteurs et doivent se placer au même rang que leurs données, celui de bien public.

Enfin, la question des brevets logiciels, point le plus préoccupant et de loin le plus dangereux : les logiciels, les formats et les protocoles retenus, même s'ils répondent positivement aux deux questions ci-dessus, ne doivent pas tomber sous le coup de brevets logiciels qui seraient des restrictions du contrôle des données et des outils. Les brevets logiciels signifieront aussi des paiement de redevances, d'où un coût plus important pour le projet. Pire, tous les logiciels utilisés seront susceptibles de renfermer des fonctionnalités triviales mais brevetées. Ces brevets logiciels seront bien plus entre les mains de sociétés multinationales puissantes qu'entre celles de PME, pour lesquelles cette véritable arme juridique et économique est hors de coût.

Finalement, c'est tout l'édifice de la future bibliothèque numérique européenne qui est triplement menacé par les brevets logiciels, les formats fermés et les protocoles fermés.

Ces questions se résument donc à un choix stratégique : la bibliothèque numérique européenne sera-t-elle une vraie réponse indépendante, forte de son formidable patrimoine et portée par des technologies réellement maîtrisées, ou alors ne sera-t-elle qu'une façade de contenus sous tutelle de brevets logiciels et de formats fermés ?

La bibliothèque numérique européeene n'est pas le seul exemple menacé par les brevets logiciels : évitez le pire en votant contre

Le cas symbolique de la bibliothèque numérique européenne n'est hélas pas le seul. Ainsi, en France par exemple, la télédéclaration des impôts et toute son infrastructure, des outils stratégiques de la Gendarmerie nationale ou du Ministère des Affaires étrangères, de futures bases de données ainsi que des milliers d'entreprises et d'emplois seront directement menacés par les brevets logiciels.

Pour la bibliothèque numérique européenne, vous souhaitez le meilleur et vous pouvez éviter le pire : pour garantir le contrôle, l'indépendance et la pérennité des technologies de l'information et de la communication en Europe et de leurs données, pour maintenir l'innovation européenne et les emplois de ces secteurs, les députés européens doivent voter le 6 juillet contre les brevets logiciels. Vous avez le pouvoir d'agir en ce sens. Merci.

Sources et liens :

Une liste de références :

[Rappel : En cas de vote favorable sur les brevets logiciels au Parlement européen, des fonctionnalités triviales (comme utiliser une base de données pour un site Web, ou la barre de progression) qui sont déjà brevetées ailleurs, seront valables en Europe si elles ont été acceptées par l'OEB. Avec le risque d'en voir d'autres brevetées. Cela pourra signifier des droits à payer pour les utiliser. Ce qui ne sera pas possible pour ce site, ni pour beaucoup d'autres, y compris ceux de sociétés.]