Le numérique n'a pas tourné la page du papier
Cet article est triplement particulier : il est publié pour le vendredi 13 [1], il porte le numéro 2400 [2] et surtout il dresse un état des lieux inédit des batailles silencieuses dans la guerre entre le papier et le numérique, le tout sur un ton un peu léger de l'été (mais étayé tout de même de plus de 70 liens et 90 exemples !).
Car disons-le d'emblée : le numérique en a assez de la résistance du papier !
Voyons nos deux protagonistes
Sur le ring de notre vie quotidienne, on trouve :
- à ma droite, culotte noire et banche, celui sur qui la civilisation de l'écrit s'est batie depuis des siècles, aidé notamment par l'imprimerie : le papier, aussi qualifié de low-tech ;
- à ma gauche, culotte multicolore, celui qui progresse depuis quelques décennies en investissant tous les domaines, aidé notamment par Internet : le numérique, le high-tech.
Chacun apporte une révolution en gants de velours ou de boxe. Dans certains domaines, chacun est confronté à l'autre. Voici donc une photo inédite de cette confrontation technique, petite histoire dans la grande.
Une malchance ou une malédiction ? Non, c'est pire
Pour le numérique, nulle malchance ni malédiction n'est à invoquer en ce vendredi 13 : c'est plutôt de l'exaspération et de la colère qui règneraient à propos du papier.
Que s'est-il donc passé pour que le numérique dresse à propos du concurrent papier la liste noire ci-dessous ?
Les 3 détonateurs récents
Voyons tout d'abord les 3 gouttes d'octets qui ont fait déborder le disque dur du numérique et qui ont provoqué l'explosion de colère : elles sont
- tout d'abord publicitaire : il y a ce slogan qui fleurit dans les magasins, Take you where no laptop can go! (Vous emmener là où aucun ordinateur ne peut aller) à propos de carnets papier : pensez-vous, c'est une attaque frontale !
- ensuite monétaire : c'est le Trésor américain qui a annoncé pour février 2011 le lancement d'un nouveau billet de 100 dollars. Pensez-vous, de la monnaie papier pour un tel montant, c'est un symbole fort à l'heure des cartes bancaires !
- enfin il y a Bill Gates à Vienne : le 19 juillet 2010, lors de la conférence internationale sur le SIDA, devant l'assistance attentive et face aux caméras du monde entier, il est monté à la tribune pour prononcer son discours avec des feuilles de papier à la main ! Pensez-vous, lui, sans ordinateur !
Le PDF en 1993 avec le zéro papier, et en 2010
L'une des dates importantes de l'affrontement entre le papier et le numérique se situe en 1993 avec le lancement de la première version du format numérique PDF (Portable Document Format) : le zéro papier était l'objectif, tout devait être numérisé ou numérique. Qu'en est-il près de 20 ans après ? Le papier est toujours là, et les petites souris qui ont assisté à la scène vous le diront :
- les responsables d'Amazon se disent qu'il serait très difficile de vendre un livre numérique avec une interdiction technique d'aller directement à la dernière page sans être passé par toutes celles d'avant ;
- Steve Jobs grand chef d'Apple fulmine de savoir que ses i-appareils ne peuvent pas restituer le toucher du papier ni son odeur et impossible aussi de simuler le poids d'un livre aux pages plus ou moins nombreuses ;
- le géant 3M continue de vendre des Post-it papier, même si de nombreux logiciels proposent la version numérique : le format est même proposé légalement avec succès par d'autres (pensez-vous), mais avec d'autres noms.
En passant en revue les différentes situations, les faits s'accumulent :
Certains ne jouent pas le jeu
Beaucoup d'acteurs du marché, dont plusieurs à forte visibilité, comme on dit, ne jouent pas le jeu du numérique au profit du concurrent papier :
- ces présentateurs d'émissions télé qui utilisent et exhibent des fiches qui portent le nom et les couleurs de l'émission ;
- ces ministres qui se montrent avec des dossiers et des chemises papier sous le bras ;
- ces hôtels qui proposent toujours dans leurs chambres du papier à lettre, des bloc-notes ou des enveloppes avec leur en-tête ;
- ces organisateurs de congrès qui glissent un bloc-notes dans le sac des participants ;
- ces joueurs de poker professionnels qui ne jouent pas avec des logiciels mais avec des cartes ;
- ces champions de rallye automobiles qui se fient à leur copilote avec son road book ;
- ces agents de mode et de photo qui consultent les press book ;
- ces clients de magasins qui se déplacent dans les rayons armés de leur liste de courses, notamment à la rentrée avec la liste des fournitures ;
- ces magasins qui continuent d'établir des devis, des reçus et des factures papier ;
- ces industriels du chocolat qui proposent des fiches recettes ou des images en cadeau dans leurs tablettes ;
- ces enseignants d'école élémentaire qui donnent des bons points aux élèves ;
- ces musiciens classiques qui jouent seuls ou en orchestre avec leur partition bien visible devant eux ;
- ces acteurs de séries et de films, notamment policiers, qui sont sur les écrans du monde entier à noter leurs informations sur des carnets ;
- et même ces restaurants qui continuent de remettre des cartes de menus et de prendre les commandes sur du papier.
Ces faits qui se moquent du numérique
- le billet d'avion électronique doit être imprimé !
- la photo au sténopé, célébrée dans le monde entier chaque année ;
- les sociétés liées au papier comme Bic, Pentel, Lamy, Pilot, Oxford, Rhodia et autres Moleskine qui vendent depuis des années leurs produits par millions d'unités (depuis 1950 pour le premier et son Bic Cristal vendu à plus de 100 milliards d'exemplaires !), sans parler des ventes des agrafes, des punaises, des pinces, de rubans adhésifs et autres trombones ;
- les dédicaces si évidentes mais impossibles avec le numérique ;
- le Kindle d'Amazon qui est livré avec une notice papier !
- les chèques qui représentent encore près d'un paiement sur cinq en France en 2009 ;
- les magasins et les grandes surfaces qui d'un côté distribuent moins de sacs plastiques mais qui de l'autre continuent de remettre des tickets de caisse !
- les étiquettes papier pour bagage qui sont les seules à pouvoir répondre aux contraintes exigées ;
- les cartes postales (classiques ou décalées) et les cartes de vœux sont toujours à l'honneur, l'une en été et l'autre en hiver, et peuvent même être une marque de distinction ;
- les album et les livres de jeunesse en papier restent la référence inégalables, comme les puzzles ;
- les affiches papier restent un outil de communication incontournable, notamment avec les fameuses « 4x3 » (4 m sur 3 m), placées dans les villes et aux bords des routes, sans oublier les dépliants, les tracts et autres brochures ;
- la lettre au Père Noël est une véritable institution ;
- les cahiers de vacances, robustes et pratiques , autre institution qui se déclinent même en version pour adultes et toute l'année ;
- les chèques sont toujours utilisés et les chèques-cadeaux sont tout aussi présents ;
- les collections de timbres, d'étiquettes de bouteilles de vins ou de journaux et magazines (comme Le Monde de l'éducation, SVM ou LIFE) ne connaissent pas de concurrence ;
- les tickets de métro sont toujours largement utilisés ;
- ces Essentiels de la rentrée scolaire du Ministère de l'éducation nationale qui en 2010 ne comportent toujours aucune fourniture numérique ;
- les horodateurs continuent de délivrer des tickets à placer de manière visible sur son tableau de bord ;
- les télégrammes qui ont une valeur juridique établie ;
- les fiches qui restent le terme consacré et l'outil utilisé, que ce soit pour la DCRI (ex-RG), pour préparer un roman ou pour un spectacle langue de bois ;
- le pilotage de précision se fait sans GPS ni ordinateurs mais uniquement avec carte, montre et navigation au cap ;
- les parapheurs des cabinets (de ministères ou d'autres lieux de décision) restent très largement utilisés ;
- et même les agendas papier (à thème, en produits dérivés ou Qui dit Non) qui se vendent même 2 fois par an : pour l'année scolaire et pour l'année civile !
Il y a même des innovations
Le papier fait preuve de bon sens et d'ingéniosité, sans pour autant faire parler de sa R&D :
- les lignes blanches suédoises de Whitelines, à la place des noires, pour encore mieux lire et écrire ;
- des trous ingénieux pour mettre ensemble des papiers, qui plus est des trous fermés !
- le chrononotebook avec sa disposition originale sur la page pour mieux l'utiliser ;
- des sous-mains calendriers, vendus en bloc de feuilles détachables, pour toujours pouvoir écrire et avoir des informations sous les yeux, ou encore de simples pop notes (piece of paper notes) pour toujours avoir un morceau de papier sous la main ;
- le principe des blogs transposé dans des guides et des carnets ;
- le croisement entre Twitter et le Post-it pour créer le tweet papier repositionnable ;
- le mariage de la clé USB et du papier ;
- des codes uniques d'indentification sur des documents imprimés ;
- des cartes indéchirables voire imperméables, très pratiques, notamment pour les motards ;
- et même des formats nouveaux, comme la feuille à réglure points, la page à petits carreaux avec marge ou le grand 24x32.
Horreur, le papier contre-attaque avec succès
- le hPDA fait volontairement un pied de nez aux assistants et aux agendas numériques (PDA) : il est issu du monde numérique, il est l'objet de très nombreuses pages Web et il conquiert des utilisateurs avec les avantages de ses fiches Bristol avec sa pince caractéristique ;
- les carnets sont toujours là, ces objets très anciens avec le calepin de Calepino mais aussi très actuels avec les Moleskine, Rhodia, Leuchtturm1917 et consorts ;
- des pliages ingénieux sont élaborés pour glisser l'information dans sa poche, et pensez-vous, sans aucun brevet dessus !
- le billet de 1 euro qui est envisagé pour remplacer la pièce ;
- le grand magasin Le Bon Marché a supprimé ses rayons de CD et de DVD et ne propose plus que des produits papier ;
- les loisirs créatifs qui font la part belle au papier, avec par exemple les cartes, le scrapbooking, la calligraphie et autres pliages, qui se combinent au do it yourself (DIY), ces objets faits soi-même ;
- les livres grand format se vendent par millions, avec notamment les séries de Harry Potter et de Twilight ;
- le lancement de journaux papier à partir d'émissions télé ou de coffrets cadeaux ;
- et même le lancement de revues papier à partir de sites Web : passer du numérique au papier, pensez-vous !
Des prises de conscience des limites du numérique
Certains sujets parfois pointus et peu favorables au numérique se répandent dans le grand public :
- le vote électronique, sans bulletin papier mais avec de graves dangers ;
- la valeur économique d'un fichier numérique, qui ne peut pas se baser sur une rareté qui n'existe pas ;
- la fragilité du numérique avec ses supports à durée de vie et à pérennité limitées, pour les archives en général, pour les photos, pour les bulletins de paie ou pour le cahier du gendarme ;
- la sécurité du support car « Les virus ne lisent pas le papier » ;
- la durée de vie d'une batterie, caractéristique triviale mais qui est une limite ;
- et même la valeur patrimoniale du papier : on conserve (et on peut réutiliser) assez facilement à long terme des lettres, des notes, des carnets, des brouillons ou la correspondance papier de grands hommes (ou de nos proches), chose ô combien plus difficile pour le numérique.
Ces symboles stratégiques qui refusent le numérique
Certains domaines, moments ou lieux symboliques et stratégiques revendiquent le papier :
- des sites d'enfouissements de déchets radioactifs ont leur documentation qui est imprimée ;
- le porte-avions Charles-de-Gaulle, moderne et nucléaire, utilise un journal de bord papier ;
- la rentrée des classes est un moment fort des fournitures papier : les cahiers, carnets et autres feuilles sont à l'honneur ;
- les vignettes à collectionner s'échangent encore, à propos de footballeurs ou d'autres ;
- le bureau du Président de la République française est sans ordinateur ;
- le monde de la mode propose un cahier de coloriage de l'exposition Yves Saint-Laurent ;
- l'interdiction du numérique comme outil de politique interne, hélas ;
- et même la Défense nationale doit avoir dans ses rangs des soldats sachant s'orienter à la carte et à la boussole.
Et enfn le pire du pire
Le plus exaspérant et le plus désespérant pour le numérique est la trop grande richesse du papier et son laxisme trop intrinsèque :
- trop riche, le papier : différents formats, différents grammages, différentes couleurs, différentes origines, différentes perforations, différentes réglures, différentes reliures ! Sept caractéristiques principales, la gamme est vraiment trop large !
- trop laxiste, le papier : il accepte n'importe quel outil d'écriture et quelle que soit la marque ! Cela va du stylo bille (avec M16 ou pas) au stylo plume, du crayon au porte-mine, du roller aux surligneurs, des feutres aux marqueurs, des plumes aux pinceaux, sans parler des nombreuses couleurs, encres et épaisseurs de traits.
Il serait temps que l'industrie du papier se penche sur cette utilisation frauduleuse de son support. Elle ne devrait permettre qu'à certains outils d'écriture d'utiliser certains papiers (par exemple au travers d'associations techniques exclusives et nationales : Bic et Rhodia, Lamy et Leuchtturm, Moleskine et Waterman) ou au moins en établissant des partenariats (Les cahiers de marque X recommandent l'utilisation des stylos de marque Y). Ou alors faut-il interdire ces formats ouverts en faveur de l'interopérailité, source de dangers et qui faussent la concurrence avec le numérique.
Post-scriptum : de petites consolations
Malgré ce tableau noir pour le numérique, le papier est tout de même battu par le parchemin sous les premières pierres des édifices, par le papyrus pour le record d'ancienneté, par la pierre et l'argile pour Rosette et Phaistos ou encore par la craie sur le Tour de France.
Sources et liens :
Ce long article comporte plus 72 liens (soit 24 x 3 pour ce numéro 24 x 100 !) qui pointent vers d'autres articles de Formats-Ouverts.org ; la plupart de ceux-ci se trouvent sur la longue page issue de la requête interne avec le terme « papier » : /?q=papier (vous aurez remarqué le format ouvert de la syntaxe utilisée).
[1] Les 10 articles de « vendredi 13 » sur Formats-Ouverts.org depuis juillet 2004 :
- 2009, novembre : Chance ou cauchemar : Linkification !
- 2009, mars : Le retour des supprimés-vivants
- 2009, février : Chance (ou pas) de pouvoir tout lire : la valeur de Facebook
- 2008, juin : Vienne et ses ordinateurs : chance et malchance
- 2007, juillet : Benjamin Bayard a sévi !
- 2007, avril : vote électronique
- 2006, janvier : Jour de chance : le format texte des coulisses
- 2006, octobre : 10 cas de journée noire à cause des formats
[2] Les 4 derniers articles « centenaires » de Formats-Ouverts.org :
- Le 5/5/10, le 2300 : Qu'est-ce qui est utilisé sur le porte-avions nucléaire Charles-de-Gaule ?
- Le 25/01/10, le 2200 : Tout en plastique
- Le 20/10/09, le 2100 : « une invention aussi indépassable que la roue ou le marteau »
- Le 17/07/09, le 2000 : 140 (caractères) pour le 2000 (article)...
3 réactions
1 De Julius22 - 14/08/2010, 16:28
Joli tour d'horizon de l'opposition papier contre numérique. Il démontre bien que le numérique ne résout pas tout et qu'il est parfois préférable de rester aux « anciennes » méthodes.
J'ai juste relevé une petite coquille dans ce long article à « qui ne peut pas se baser sa rareté ». Ne serait-ce pas plutôt « qui ne peut pas se baser sur sa rareté » ?
2 De Thierry Stoehr - 16/08/2010, 12:23
Merci pour l'avis. Et la coquille exacte est corrigée.
3 De Patrice - 20/08/2010, 16:56
Les tracts de propagande pro HADOPI : sous forme papier et distribués aux péages ! Un comble pour un sujet purement numérique :
www.pcinpact.com/actu/new...
à moins qu'il ne s'agisse de financer les imprimeurs de la future compagne électorale.